Aimer Dieu de tout son cœur, de toute son âme et de toute sa pensée a toujours été une source de grande fécondité spirituelle. Des figures religieuses telles que saint Bonaventure ont ainsi marqué le monde. Une âme purifiée et épurée par sa rencontre et sa relation personnelle avec Dieu devient capable de produire des écrits d’une force, d’une profondeur et d’une beauté exceptionnelles. Elle désire Dieu, est guidée par Dieu et s’unit à Dieu. Progressivement, Dieu agit lui-même en elle. Elle peut alors dire comme Saint Paul : « Ce n’est plus moi qui vis, c’est Jésus qui vit en moi ». L’âme amoureuse et purifiée peut approcher du sommet de la perfection évangélique. Les saints se sont tenus sur cette montagne de l’amour divin. Ils sont des exemples pour nous. Leurs écrits sont précieux et peuvent nous guider. Du sommet de cette montagne, ils ont à cœur de nous y amener avec eux.
Pourtant, comme l’explique Martial Lekeux dans son ouvrage “À l’école de saint François d’Assise. Voie raccourcie de l’amour divin” : ” Peu arrivent au sommet convoité : malgré une réelle bonne volonté, on marque le pas, ou même on recule plus qu’on ne progresse. Si long est le trajet qu’après des années de labeur on ne constate pas de changement appréciable ; le but, semble-t-il, s’est éloigné à l’horizon à mesure qu’on y tendait. Aussi la « montagne de la perfection » est encombrée de traînards : devant cette désespérante lenteur, cette inutilité apparente de l’effort, cette difficulté toujours renaissante, beaucoup s’attristent, se découragent, et peu à peu se mettent à redescendre ou se stabiliser à un niveau médiocre. Et pourtant l’appel de la cime persiste : on sent que là seulement est le repos, la joie, la vie. N’existe-t-il vraiment pas de moyen de vaincre cette impuissance et de hâter la marche ? On a dit qu’il n’y avait pas de chemins de traverse faciles pour aller à Dieu. Pas de chemins faciles, je le crois, mais il y a des traverses. Dans les pays de montagne, à côté de la grande route en lacets, on trouve des chemins de raccourcis, plus raides mais moins longs, puis, plus abrupte encore, la piste à peine tracée qui escalade les obstacles et monte droit au but. Prendre par le plus court, dans l’ascension spirituelle, c’est, évitant les circuits des pratiques secondaires et les lenteurs des demi-mesures, s’attacher à l’essentiel, à ce qui va directement à l’union divine ; et sur ce sentier lui-même on progressera d’autant plus vite qu’on y donnera un effort plus généreux. Ces démarches essentielles, le Maître nous les signale clairement et avec instance : « Celui qui veut être mon disciple, qu’il fasse annulation de lui-même, qu’il porte sa croix, et qu’il me suive. » « Si tu veux être parfait, donne tes biens, puis vient et suis-moi. » Et ainsi tout le long de l’Évangile : renoncer à tout, suivre le Christ ; se détacher de soi, s’attacher à lui ; abnégation, union d’amour. Telle est la voie directe ; tel est le double mouvement qui nous conduira le plus rapidement à Dieu. Aussi bien, parfaitement logique : le but est l’amour divin ; ce qui nous retient de Dieu, nous attache temporellement à nous-mêmes : la négation est donc la première vertu qui s’impose, l’indispensable condition de tout progrès. D’abord trancher l’entrave ; après quoi libéré, on pourra et on devra suivre Jésus, s’attacher à lui, servir, limiter, croître ainsi dans son amour, et, qui étend les vertus, parvenir, par lui, à toute perfection. En résumé, l’amour par le renoncement, et tout le reste par l’amour. Celui-ci constitue la sainteté ; les autres vertus le préparent ou le traduisent. C’est clair, c’est évident. Combien pourtant ignorent cette bonne piste ! “
Nous parlons bien ici d’union à Dieu et de mystique chrétienne. Les auteurs mystiques pratiquent une science expérimentale basée sur la méditation, la contemplation et l’oraison. Ils comprennent l’âme, ses besoins, ainsi que les créatures et leur destin surnaturel. Ils saisissent aussi l’amour irrésistible de Dieu pour nous. Leurs écrits peuvent nous sembler obscurs et inintelligibles. Ces écrits ne s’adressent pas en priorité aux personnes intelligentes disposant de grandes connaissances. Dans son livre « L’incendie de l’Amour », Saint Bonaventure nous dit en effet : « J’offre ce livre, non aux philosophes, ni aux sages du monde, ni aux grands théologiens entièrement appliqués à des questions d’un ordre inférieur, mais aux hommes grossiers et aux gens sans savoir, à ceux qui cherchent plutôt à aimer Dieu qu’à connaître beaucoup de choses. Car ce n’est point dans les disputes, mais dans l’action qu’on apprend l’art d’aimer. » Les auteurs mystiques traitent de connaissances et d’une science qui sont plus expérimentales qu’intellectuelles. Cette connaissance spirituelle est motivée par un désir ardent de rencontrer Dieu. Ainsi, Saint Bonaventure entreprend dans Incendie de L’Amour d’ « exciter tous les hommes à l’amour et à ce qu’il y a de plus ardent en l’amour, à l’amour surnaturel ». Maurice Zundel est un mystique contemporain. Il me semble résumer assez bien la vie mystique en disant : « Je ne crois pas en Dieu, je le vis ». La mystique chrétienne est une science subtile et expérimentale.
Comme d’autres mystiques, Saint Bonaventure entreprend par ses enseignements de nous rendre étrangers aux plaisirs de ce monde pour nous aider à prendre avec lui une certaine hauteur et à vivre notre vocation divine. Saint Bonaventure évoque très bien cela dans l’introduction de son livre L’Incendie de l’Amour quand il dit : « En m’éveillant, je sens mon âme environnée de ténèbres glaciales et privée de dévotion. Je m’efforce donc de l’échauffer, de l’embraser et de l’élever par un désir ardent au-dessus des choses de la terre. En effet, ce n’est point au milieu d’un repos trop prolongé que l’abondance de l’amour éternel s’est répandue en moi ; ce n’est point lorsque j’ai été surchargé d’occupations corporelles et accablé des fatigues du voyage, qu’il m’a été libre de goûter les saintes ardeurs de l’esprit ; ce n’est point non plus lorsque j’ai été outre mesure comblé de consolations et que je m’y suis livré comme si elles eussent dû être mon unique partage. Non, au milieu de tout cela je me suis senti refroidir, et j’ai compris qu’il me fallait mettre de côté tout ce qui extérieurement m’était un obstacle ; que tous mes efforts ne devaient tendre qu’à me placer sous le regard du Sauveur, et que ma demeure était au milieu des parfums de son cœur. »
Saint Bonaventure était pourtant un érudit, un intellectuel et un enseignant. La spiritualité franciscaine de Saint Bonaventure s’appuie sur la pensée de l’ensemble des Pères de l’Église. Il a étudié les écrits d’une multitude d’auteurs spirituels chrétiens. Saint Bonaventure se situe en prolongement de Saint Bernard de Clervaux qui a beaucoup influencé le 12ème et le 13ème siècle. Saint Bonaventure s’appuie fréquemment sur les écrits de Hugues de Saint Victor qu’il considère comme un grand maître. Il s’inspire aussi de Richard de Saint Victor, spécialiste de la doctrine trinitaire. Bonaventure a aussi une profonde connaissance de toute l’œuvre de Saint Augustin. Il pensait comme Saint Augustin que « s’appliquer à connaître, dans ses justes limites et autant qu’on le peut, l’essence de la divinité, c’est … se hâter pour la vie éternelle… ». Bonaventure rappelle ainsi dans son livre Les Sept Chemins de l’Éternité que « Saint Augustin enseigne d’une manière générale, qu’il y a dans l’éternité deux demeures : l’une qui est la vie éternelle, l’autre qui est une mort pleine d’amertume ». Il nous indique aussi que, « pour arriver à ces demeures, il y a deux chemins ; que l’on parvient à l’une par une recherche raisonnable accompagnée d’amour, et à l’autre par une négligence damnable, mêlée de douleur. Or, le Seigneur Jésus qui est la voie que nous parcourons, la vérité à laquelle nous tendons, et la vie en laquelle nous demeurons, nous fait connaître ces deux demeures et les sentiers qui y conduisent. L’une est intérieure, secrète, éternelle, et elle est en lui-même ; car il est lui-même la patrie et la demeure de l’âme. L’autre est extérieure et en dehors de lui ; c’est l’exil éternel de l’âme, où, selon Saint Matthieu, il y aura des pleurs et des grincements de dents. »
Saint Bonaventure est un des plus grands auteurs spirituels de tous les temps. Dans Les Sept Chemins de l’Éternité, Saint Bonaventure traite de la demeure intérieure, secrète et éternelle en Jésus-Christ et des moyens pour s’en approcher. Le Docteur Séraphique y traite successivement du chemin de la droite intention, du chemin d’une diligente méditation, du chemin de la contemplation, du chemin de l’amour de la charité, du chemin de la révélation secrète des choses éternelles, du chemin de l’avant-goût expérimental des choses éternelles et du chemin d’une opération méritoire.
Comme l’exprime très bien Louis Berthaumier dans son ouvrage intitulé “Histoire de Saint Bonaventure”, le Docteur Séraphique développa une « doctrine lumineuse, brûlante et pleine de suavité, d’amour et d’entraînement. Les livres des Sept Chemins de l’Éternité, des Sept dons du Saint-Esprit, de l’Incendie de l’amour, des Cinq fêtes de l’Enfant-Jésus, des Sept degrés de contemplation, de l’Aiguillon de l’amour, etc., sont autant d’ouvrages du mysticisme le plus pur et le plus délicieux. Dans quelques-uns de ces ouvrages, il marche constamment appuyé sur l’autorité de ses maîtres ; mais les passages qu’il leur emprunte nous révèlent toujours le même esprit, cet esprit insatiable de son Dieu, avide de s’élever au-dessus de la terre et impatient des jouissances célestes. Dans d’autres, il oublie, pour ainsi dire, sa vaste érudition, il ne fait d’emprunt à personne, et alors c’est l’effusion d’un cœur entièrement en proie à l’amour ; il se fond et se dissout sous son action dévorante, il se répand comme un fleuve impuissant à se contenir dans ses limites naturelles. Qu’on lise les Cinq fêtes de l’Enfant Jésus, le livre de l’Aiguillon de l’amour et Philomèle, c’est partout le même langage. D’autres fois sa parole semble plus appartenir à l’intelligence qu’à la volonté ; il semble manier l’une après l’autre les pierres de l’édifice qu’il veut élever, les ranger symétriquement et les coordonner entre elles. Il marche graduellement ; mais on sent dès le commencement que son cœur brûle, que sa science est incandescente d’amour, et que l’édifice commencé sur la terre n’aura son couronnement que dans les régions les plus hautes du ciel. Tel est le livre de l’Incendie de l’amour. »